Le lait, le sang, la sueur
Émilie Fenaughty a passé des heures en voiture à suivre des bétaillères pendant plusieurs semaines dans toute l’Europe. Elle a ainsi pu obtenir une vision globale du transport des animaux.
Lors de votre enquête, vous vous êtes rendue dans cinq pays européens, jusqu’à la frontière turque. Avez-vous pu observer des routes de la viande ?
Il existe bel et bien des routes de la viande. Avant d’atterrir dans nos assiettes, les animaux traversent parfois plusieurs pays, des mers et des continents. Ils sont embarqués à bord de camions ou de bétaillères maritimes et, selon les saisons et les animaux, ce commerce est plus ou moins important. À Pâques, ce sont les agneaux que l’on transporte le plus. Après le pic de début de printemps des vêlages, le veau voyage des pays producteurs de lait vers ceux où il sera consommé pour sa viande. Les moutons traversent la Méditerranée à la veille des fêtes de l’Aïd, etc. D’un pays à l’autre, les us et coutumes influencent nos rapports à la viande, et donc directement l’import et l’export d’animaux vivants.
Il existe une réglementation européenne pour le transport des animaux, pourtant des associations jugent bon de faire de la surveillance. Pourquoi cela ?
Si la réglementation existe au niveau européen, les moyens de sa mise en place sont encore trop faibles. Aujourd’hui encore, surveiller la bonne application de la loi, et donc s’assurer que les conditions de transport des animaux y sont respectées, demande des moyens particuliers. Il reste très difficile de savoir exactement combien d’animaux sont transportés dans une bétaillère, quel âge ont les bêtes, ou depuis combien de temps ils sont sur la route. On ne sait pas non plus quand ils ont été nourris et abreuvés pour la dernière fois. Les animaux ont aussi droit à des temps de repos, et là encore, c’est très compliqué de s’assurer que les chauffeurs respectent les délais et les normes. C’est pourquoi les associations de défense du bien-être animal font un travail exceptionnel en suivant le parcours des bétaillères de A à Z, chronométrant chaque portion de route, notant chaque arrêt, et examinant dès que possible les conditions de transport à l’intérieur des camions. Elles accompagnent aussi les autorités compétentes (gendarmerie, douanes), pour les former au contrôle de bétaillère et les sensibiliser au bien-être animal. Il semble qu’il y ait un vide pédagogique et un manque de moyens du côté des institutions européennes pour réellement améliorer le sort des animaux sur la route et faire respecter la loi. Alors les associations prennent le relai, et essayent de le passer autant que possible aux autorités compétentes.
Vous êtes allée à la rencontre de plusieurs associations. Quelles sont leurs spécificités ?
Le monde du « animal truck trailing » (« suivi de bétaillères ») est un petit microcosme. Les associations qui le pratiquent se connaissent toutes, et leurs membres travaillent main dans la main pour dénoncer les conditions de transport des animaux européens. J’ai notamment travaillé avec l’association néerlandaise Eyes On Animals, créée par Lesley Moffat, ainsi qu’avec Ethical Farming Ireland pour le trailing irlandais. En Espagne, j’ai surveillé le port de Carthagène avec l’équipe espagnole d’AWF (Animal Welfare Foundation), que j’ai retrouvée ensuite en Turquie, accompagnée de membres d’Animals Angels. Les gens qui composent ces associations sont passionnés. On trouve de nombreux·ses vétérinaires et éthologues, des spécialistes du comportement animal. Ielles ont tous·tes un réel amour des animaux et de la nature, et cela transparaît dans la force de leurs convictions. Passer parfois jusqu’à une semaine sur une route perdue de l’Ouzbékistan à attendre le passage d’une bétaillère n’a rien de drôle ou de distrayant : ilelles sont mu·es par des valeurs très fortes. Leur volonté, leur force de compassion et leur ouverture d’esprit m’ont réellement inspirée.