Vous avez dit smart city ?
La surveillance en ville est devenue une obsession de l’auteur. C’est en aiguisant son regard sur tous les dispositifs déployés lors des manifestations des Gilets jaunes qu’il a peu à peu pris conscience de la place qu’ils prenaient dans la ville.
La surveillance en ville est devenue une de vos obsessions. Quel a été le point de départ de cette prise de conscience ?
La surveillance et le contrôle appliqués dès l’école secondaire m’ont toujours effrayé. Les notes, les bulletins, les carnets de liaison, de texte, les conseils de classe… J’ai même eu droit à une fiche de comportement durant un temps. Cela se poursuit dans le monde de l’entreprise avec une évaluation et un contrôle constant de nos résultats et de notre « savoir être ». Cette surveillance se prolonge dans l’espace public, un lieu qui devrait être un refuge pour l’anonymat, pour circuler librement et exprimer collectivement ses revendications. Au lieu de ça, les manifestations sont nassées, parfois écrasées, le mobilier urbain est pensé et organisé pour qu’on ne puisse pas se poser un moment ni se rencontrer, et les comportements sont maintenant analysés par des machines. La trajectoire est inquiétante et révoltante.
Parmi les dispositifs sécuritaires installés dans les villes, se multiplient les caméras de vidéosurveillance (dont l’utilité est par ailleurs plus que décriée). Les images collectées sont ensuite traitées par des logiciels d’IA dont l’application semble contraire aux lois respectant la vie privée. Pouvez-vous nous en parler rapidement ?
Comme pour la vidéosurveillance classique il y a trente ans, c’est grâce à un flou juridique que la vidéosurveillance algorithmique (VSA) a avancé ses pions. Les projets de VSA se sont déployés pendant des années et en toute discrétion. Une discrétion qui m’a beaucoup interrogé. On parle tout de même d’analyser le comportement d’humains sur la voie publique sans leur accord et avec des finalités potentiellement répressives. D’autant que les éditeurs de ces logiciels brouillent les cartes en proposant des fonctionnalités dites « bienfaisantes » (propreté urbaine, fluidification de la ville, écologie, etc.), alors que les utilisateurs finaux évoluent principalement dans le domaine sécuritaire. Comment fonctionnent ces logiciels ? Qui les achète ? Comment sont-ils utilisés ? Quels risques concrets font-ils peser sur la liberté d’aller et venir, le droit à l’image, à l’anonymat, à la vie privée ? Toute cette opacité et ces questions m’ont poussé à travailler chez l’un de ces acteurs pendant quelques mois. Cette expérience m’a notamment appris à quel point les enjeux de ce nouveau marché sont politiques. La loi JO 2024 passée en procédure accélérée sous forme d’expérimentation (et promulguée le 19 mai 2023) a montré l’urgence pour les pouvoirs publics de rendre licites les nombreux projets illégaux de VSA en France – estimés à environ 150 actuellement.
Une autre stratégie sécuritaire est d’agir sur l’urbanisme urbain (qui se transforme de fait en urbanisme sécuritaire ou de « prévention »). À quel point ces aménagements ont modifié notre mode de vie ?
Comment réagissez-vous à la vue d’un mobilier anti-SDF, à l’absence d’assises confortables ou de lieux de rencontre non consommatoires ? Difficile à dire. Les raisons du déploiement de ces dispositifs sécuritaires prennent racine dans la lutte contre le terrorisme, la délinquance, et dans une moindre mesure les incivilités, et viennent alimenter l’obsession de circulation et de fluidité très présente en urbanisme. Cela a pour conséquence d’empêcher une appropriation durable de l’espace public. Mais modifier l’espace en espérant éradiquer ou minimiser les actes criminels tout en faisant fi des raisons profondes à l’origine de ces violences est une impasse. La sécurité est un besoin essentiel, qui diffère selon les individus, et en aucun cas sa définition et son application ne doit être l’apanage de criminologues ou de cabinets spécialisés en sécurité. Ces derniers ont des objectifs marchands, et plus l’insécurité augmente, plus ils déploient leurs produits, leurs services et engrangent de bénéfices. La gestion millimétrée des flux de personnes et de marchandises, la réduction de l’anonymat, l’omniprésence de boutiques, de patrouilles de sécurité.