AUTOPORTRAIT EN VAMPIRE RENÉGAT
Je me souviens de la première fois que j’ai entendu les quatuors à cordes de Bartók : la fille que j’avais emmenée au concert s’était mise à trembler et à se contorsionner dans tous les sens — on aurait dit qu’elle faisait une crise. Elle était submergée par la musique, par la folie et la libération qu’elle portait. Voilà l’effet que produit Bartók sur les gens. Et donc, en choisissant d’écrire sur Bartók, je savais qu’il me faudrait aborder ce sujet avec précaution. Il y a dans ses quatuors à cordes une violence quasi sanguine, surtout dans le Quatuor à cordes n°3, l’œuvre placée au cœur de l’énigme que relate mon livre ; or plus j’avançais dans l’écriture de ce livre, plus il m’apparaissait clairement que c’est cette même soif de sang que ressentent tous les écrivains, et les écrivains de non-fiction plus que les autres.
Bartók était lui-même semblable à un auteur de non-fiction dans la mesure où la première chose qu’il faisait était de partir à l’aventure, encombré de son phonographe Edison et de malles remplies de cylindres de cire afin d’amasser sa matière première (auprès de musiciens folkloriques de Transylvanie). Bartók et moi, au fond, nous sommes des sortes de vampires. Nous nous aventurons de par le monde pour accumuler des expériences (dans mon cas, de quoi remplir les pages de papier glacé des magazines américains) avant de rentrer en toute hâte dans nos châteaux pour tirer de ces ballots de paille rêche, à la manière du Nain Tracassin, quelque chose d’esthétique et de plaisant ; du moins quelque chose de viable sur un plan commercial.
Or il est possible qu’en écrivant Esquive le jour j’aie décidé d’anéantir mes machines d’enregistrement pour tout reprendre. Cela faisait déjà un bout de temps que je questionnais mes propres méthodes et penchants : l’écrivain-chasseur, l’écrivain-enquêteur, cette idée selon laquelle mon boulot serait d’emmagasiner de l’expérience, de réunir des preuves, de voler aux autres leur propre histoire pour en tirer profit et divertir les classes oisives de New York. Mais au-delà de ça, peut-être que ce sentiment obscur – l’impression de me faire balader à force de vouloir pernicieusement trouver un sens à tout, débusquer un récit partout, faire marcher l’expérience au pas de motifs facilement déchiffrables – ; peut-être ce sentiment avait-il commencé à me dégoûter. Pourquoi me fallait-il revendiquer cette autorité logée dans le dernier mot, dans l’interprétation de ce qui restait, en propre, l’expérience de quelqu’un d’autre ? Et si, à l’instar de Montaigne, le premier essayiste, je braquais plutôt l’appareil sur moi ? Et que je m’arrangeais pour introduire (nos avancées technologiques le permettent bien) des caméras endoscopiques, une jusqu’à mes amygdales, une autre jusque dans mes intestins répugnants ? Et ainsi, au lieu de me présenter sous les traits de ce que je ne suis pas – un point de vue unifié et cohérent –, je pourrais me représenter tel que j’étais vraiment : un ramassis d’organes, de pulsions, de perceptions flottantes qu’on aurait rapiécés, qui déambulerait comme le monstre de Frankenstein, iPhone et carnet à la main. Pourquoi pas ?
Jay Kirk