Extrait du prologue
J’ai vendu mon âme en bitcoins s’ouvre sur l’arrestation du Français Mark Karpelès soupçonné d’avoir volé plusieurs centaines de milliers bitcoins. Jake Adelstein, familier du système judiciaire japonais, sait qu’il a peu de chances d’être jugé équitablement. Il décide alors de mener l’enquête de son côté avec sa co-équipière Nathalie Stucky.
Avant de venir frapper à sa porte, la police appela pour le prévenir, et avant de l’appeler, les flics laissèrent poliment fuiter à la presse qu’ils s’apprêtaient à arrêter Mark Karpelès, l’ancien P-DG de Mt. Gox, une plateforme d’échange de bitcoins basée à Tokyo. Mark savait donc qu’il allait être arrêté, je savais qu’il allait être arrêté, tout comme la journaliste avec laquelle je travaillais, Nathalie-Kyoko Stucky, savait qu’il allait être arrêté. À vrai dire, elle attendait la police avec lui et ses chats, dans son petit appartement, pour que l’on ait le scoop. On savait tous qu’il allait se faire coffrer et pourtant on espérait encore que rien ne se passerait. Nathalie et moi ne savions pas s’il était innocent ou coupable, mais nous savions très bien qu’au Japon, pour la police, vous êtes considéré coupable jusqu’à ce qu’elle ait les moyens de le prouver – et aux yeux de l’opinion publique, Mark était déjà condamné.
Le Nikkei, le plus grand journal économique du Japon, avait annoncé son arrestation la veille, dans l’édition du 31 juillet 2015. L’article n’avait pas grand intérêt, mais il donnait les infos les plus importantes.En substance, tous les « scoops » publiés avant l’arrestation donnaient à peu près ceci :
Un responsable de l’enquête chargé d’élucider la disparition de plusieurs centaines de milliers de bitcoins sur la plateforme Mt. Gox nous a révélé le 30 juillet que la police de Tokyo allait constituer un dossier contre le P-DG pour avoir créé de faux comptes et utilisé des comptes d’usagers sans leur accord. En trafiquant sa propre plateforme, il aurait ainsi fait accroître artificiellement le cours des bitcoins. Tous les soupçons convergent donc vers le P-DG français de la plateforme Mt. Gox (dont le siège se situe à Tokyo) en cours de liquidation. D’après une source proche de l’enquête, le P-DG aurait perdu des bitcoins appartenant à des particuliers lors d’erreurs de manipulation. La police de Tokyo étudie également la piste d’un éventuel détournement de fonds.
L’année dernière, lors d’une conférence de presse, le P-DG avait expliqué que des attaques extérieures étaient à l’origine de la disparition des 650 000 bitcoins (ce qui équivaut aujourd’hui à 23 milliards de yens) appartenant à des comptes clients.
Mt. Gox a pu voir transiter jusqu’à 80 % des flux mondiaux de bitcoins. En février dernier, la société a plaidé en faveur d’une réhabilitation civile devant le tribunal de Tokyo. En avril, le tribunal de district a déclaré l’entreprise en liquidation judiciaire.
L’arrestation eut lieu le 1er août 2015, un samedi matin. La police appela Mark à 5 heures, avant que les journaux ne soient livrés à domicile – la plupart annonçaient pourtant déjà ce qui allait se produire. C’était la moindre des politesses que de prévenir Mark dans la mesure où il travaillait avec la brigade de lutte contre la cybercriminalité de la police de Tokyo depuis un an afin de découvrir qui s’était introduit dans les serveurs de Mt. Gox et avait fait disparaître 650 000 bitcoins (environ 450 millions de dollars). Mais il semblait bien que la division 2 (捜査2課) consacrée à la criminalité en col blanc avait décidé en cours de route que le hacker n’était autre que Mark lui-même. Franchement, est-ce que ce n’était pas la décision la plus logique à prendre, la manière la plus simple de classer cette affaire ? La stratégie des flics était de boucler Mark au premier prétexte venu et de le faire craquer une fois en garde à vue, de lui faire avouer que c’était lui qui était parti avec les bitcoins. L’avenir nous prouvera que cette stratégie n’était pas la bonne.