Des sédiments de croyances
Partis de leur expérience de « fin du monde » le 21 décembre 2012, les deux auteurs ont décidé de revenir se confronter à cette montagne qui fut un instant au centre de toute l’attention médiatique pour découvrir une région appauvrie et complexe.
Vous étiez au sommet du pic de Bugarach le soir de la fin du monde prévue le 21 décembre 2012. Dix ans plus tard, vous revenez sur cette terre mystérieuse pour tenter de comprendre ce qui s’est passé ce jour-là. C’est une expérience qui vous a obsédés entre-temps ?
Le projet a mûri durant plusieurs années. En 2012, nous étions étudiants et nous rêvions de nous confronter au terrain. Nous nous sommes retrouvés dans l’inconnu total sur ce pic de Bugarach filmé par les caméras du monde entier. C’était presque théâtral, sauf que tout était vrai. La fin du monde n’a pas eu lieu. Elle est retombée dans l’oubli dès le lendemain. Nous, nous sommes devenus journalistes et cette histoire est restée dans un coin de nos têtes. Nous restions marqués par ce non-événement du 21 décembre 2012 et ce qu’il racontait de notre société : l’immédiateté, la viralité, la notoriété éphémère, la fascination paradoxale pour notre mort collective. L’idée d’écrire sur cette fin du monde à Bugarach s’est réveillée. Nous hésitions entre fiction et enquête journalistique, mais la réalité semblait plus puissante que notre imagination. Surtout, nous voulions suivre une rumeur de sa naissance à sa mort et voir jusqu’où elle pouvait nous mener. Un jour, nous avons décidé d’achever ce que nous avions commencé en 2012 pour comprendre ce qu’il s’était passé et comment on en était arrivés à une telle situation. Nous sommes donc retournés sur place, et plus précisément dans les entrailles de la montagne.
De retour à Bugarach pour effectuer votre travail d’enquête, vous faites la rencontre d’Henri qui vous ouvre les portes de la « montagne inversée » – surnom donné au pic. Pouvez-vous nous dire un mot de cette expérience de spéléologie ?
Cette montagne était le point de départ puisque c’était le lieu de tous les fantasmes. Depuis plusieurs années, on racontait qu’elle abritait une base extraterrestre, des vaisseaux spatiaux, le trésor des Templiers, le tombeau de Jésus-Christ, l’arche d’alliance, un vortex. Nous voulions donc descendre au cœur pour voir de nos propres yeux ce qu’il en était. Nous sommes entrés en contact avec un spéléologue local, Henri, un homme attaché à ce pic et à cette terre. Nous n’avions jamais fait de spéléologie avant. Nous en avons bavé, mais c’était époustouflant. En rampant avec lui durant des heures dans un réseau souterrain long de plusieurs kilomètres, nous avons pu admirer un monde perdu, obscur et silencieux dont l’exploration scientifique n’est pas encore terminée. Nous avons aussi découvert la spéléologie, une discipline rude et encore méconnue. À travers cette expérience souterraine, nous tenions la colonne vertébrale de notre livre : un trou, un homme, une montagne. Pour disséquer cette « montagne inversée », nous avons aussi retracé l’histoire d’Henri, du village, de l’Aude et nous avons même pris contact avec des gens au Mexique. Au fur et à mesure, le parcours de la rumeur se dévoilait tant le pic de Bugarach interroge le besoin de croyance.
L’Aude est un département marqué par la désindustrialisation et l’exode rural. Pourtant, en lisant votre livre, nous avons la sensation que ce lieu est un carrefour où se croisent scientifiques, babas cool, éleveurs, spéléologues, fanas d’ovnis ou d’ésotérisme. Est-ce que cette multitude ne résume pas finalement l’esprit du lieu ?
Cette multitude résume en tout cas l’esprit de notre livre. C’est un portrait du pic de Bugarach à travers les personnes qui gravitent autour. Cette montagne est un carrefour climatique et sociologique. Depuis plusieurs années, on peut y croiser des ufologues, des chercheurs de trésors, des hippies, des adeptes du chamanisme, du New Age ou de médecines alternatives, avec toutes les dérives que cela peut comporter. La science n’est pas en reste avec des grappes de spéléologues, de paléontologues et d’explorateurs qui ont participé à de grands moments de découverte au cœur de cette montagne. Mais l’effervescence sur les sentiers et dans les sous-sols tranche avec le calme d’un village de 236 habitants qui compte une quinzaine de nationalités. Ils savent que le tourisme est un secteur crucial, mais ils aimeraient reprendre le contrôle de leur histoire et de leur image. Une fois, à Paris, on nous a dit : « Ah oui, Bugarach… le village des fous ! » En réalité, les habitants vivent isolés. La haute vallée dans le sud du département se situe aussi au milieu d’un désert médical, économique et social. L’Aude est le cinquième département le plus pauvre de France avec un fort taux de chômage et une désindustrialisation dont les conséquences se font encore ressentir. Les jeunes partent car il n’y a pas d’emplois. Des néoruraux arrivent parce qu’ils veulent vivre à l’air pur, faire leur potager ou s’élever avec des « énergies ». Les locaux, eux, ne jugent pas. Ils ont vécu le même phénomène dans les années 1970. C’est notamment au fil de ces nombreux passages sur cette terre d’accueil que le lieu est devenu un millefeuille de croyances. Là où la fiction inspire parfois le réel et où s’entrechoquent science-fiction et réalité sociale.