LES INVISIBLES
Quentin Müller et Sebastian Castelier parcourent la péninsule Arabique depuis plusieurs années. Ils ont été interpellés par la masse omniprésente et silencieuse de ces travailleurs migrants essentiels au fonctionnement de ces pays.
La Coupe du monde au Qatar n’est qu’un exemple du désir de rayonnement international des pays de la péninsule Arabique. En 2017, une branche du Louvre ouvrait aux Émirats. La même année, l’Arabie Saoudite lançait le projet Neom : une ville futuriste 250 fois plus grande que Paris. Tous ces projets grandiloquents ne sont réalisables que si de petites mains se soumettent. Les pays pétroliers de la péninsule Arabique, dont le Qatar, n’ont pas attendu la FIFA pour bâtir leur prestige à travers la construction de mégapoles attractives. La demande pantagruélique en pétrole du xxè siècle a couvert d’or ces régions, autrefois terres de Bédouins nomades, de chercheurs de perles ou de pêcheurs. De grandes familles historiques ont tenu les rênes de l’État et ont fait venir des millions de travailleurs pour développer leurs pays naissants. Au début, ils étaient palestiniens, égyptiens ou yéménites, puis une main-d’œuvre moins politisée a fait son apparition. Elle vient d’Asie et d’Afrique.
Ces travailleurs étrangers, nous les avons nommés les invisibles. Des invisibles parce qu’ils ne sont pas appelés par leur nom, c’est comme si leur identité propre leur avait été arrachée. Ils sont une masse sans visage. Nous-mêmes, durant nos reportages dans la péninsule Arabique, combien de fois avons-nous oublié leur présence ? Pourtant, cette masse silencieuse est partout : c’est elle qui fait fonctionner les pays du Golfe. Elle décharge les bagages de l’avion à votre arrivée, vous conduit en bus ou en taxi à votre hôtel. C’est elle qui gère votre réservation, puis s’occupe de nettoyer votre chambre, de repasser votre costume, et c’est encore à elle que vous passez commande au restaurant.
On ne leur demande pas de réfléchir, ils doivent seulement exécuter. Exprimer une critique, une opinion ou même une émotion n’est pas permis, seul le travail compte. Un détail significatif : il n’existe pas de station de métro dans la zone industrielle lugubre de Doha où sont entassées 425 000 personnes, pour majorité des travailleurs venus du sous-continent indien ou d’Afrique de l’Est, soit près de 17 % de la population totale du pays logée sur une surface de 32 km2. Là-bas, vous ne verrez pas le clinquant qatari. Les pelouses soigneusement tondues et arrosées laissent place à de la poussière de ciment, à des squelettes de déchets industriels, à du plastique usagé volant et à des centaines de préfabriqués lugubres.
Nous sommes allées à la rencontre de ces travailleurs migrants. Il nous a pourtant été difficile d’entamer des conversations avec ces expatriés lorsque nous enquêtions sur place. Pas parce qu’ils étaient contraints ou surveillés, mais parce que nos protagonistes avaient tout simplement perdu l’habitude de parler. Notre ouvrage écoute et retranscrit. Il était important pour nous de nous éclipser, afin que que notre plume transparaisse le moins possible et laisse place à des individus qui n’ont plus d’espace de parole. Nous sommes allés débusquer des histoires très personnelles, réveillant parfois de vieux fantômes ou d’anciens stigmates. Des hommes et des femmes meurtris, oubliés, partis jeunes, devenus usés, ayant consumé pour certains plus du quart de leur vie. Face à l’injustice, au racisme et à la brutalité subis durant leur vie en Arabie, plusieurs dizaines d’entre eux se livrent longuement et personnellement, selon leurs cultures et leurs personnalités. L’essence même de leur humanité dont ils ont été largement dépossédés pendant des années, dans des pays où ils ne sont que les rouages d’un grand ensemble, d’une machine qui broie de l’humain depuis longtemps.