Accepter d’être invitée
Difficile de faire avancer votre enquête lorsque vous êtes confrontée à un fait divers qui n’a laissé aucune archive, seulement des fantômes évanescents et un village à la mémoire qui flanche. C’est négliger la ressource que sont les habitants eux-mêmes.
« Je n’arriverai jamais à faire de cette histoire un livre. »
Pendant les deux années au cours desquelles j’ai enquêté pour Les Fantômes du lac, cette sentence m’a souvent assaillie. J’ai très vite compris que l’affaire serait coriace, la nature des sujets que j’allais explorer ne facilitant pas la tâche. D’un côté, l’EHPAD d’un village rural hanté par des fantômes de petites filles ; de l’autre, la noyade de deux sœurs, survenue dans les années 1970 dans un étang de la commune. Avec le premier, je me confronterais au paranormal, matière évanescente par excellence. Quant au second, il commençait à dater. Que raconter quand les éléments manquent ? Quand personne ne se souvient ? À mesure que mes entretiens se multipliaient, ces questions s’intensifiaient.
Ce livre ne devait pas être le récit d’un fait divers, agrémenté de témoignages et enrichi de documents officiels. Il me fallait raconter autre chose. On n’avait pas oublié le drame ni le nom des petites filles qui avaient perdu la vie, mais c’étaient les seuls éléments qui refaisaient surface. Pour le reste, personne n’était en mesure de me parler des circonstances de leur mort, ni de me livrer des détails sur leur famille. Passé l’embarras, j’ai été frappée par l’accueil qu’on m’a réservé. Sans connaître la nature exacte de mon projet et les raisons qui me poussaient à m’introduire dans les méandres de leur mémoire meurtrie, ceux à qui j’ai voulu m’adresser l’ont accepté d’emblée.
Ils avaient beau « avoir tout oublié », les habitants de la commune voulaient partager des bribes de leur vie. Ils m’ont ouvert la porte, offert le café, ils ont ajouté un couvert à leur table sur un coup de tête. J’ai décidé de me laisser embarquer dans le tourbillon de ces échanges. Et finalement, ce sont aussi ces rencontres qui ont guidé mon récit. À cette époque, je découvrais le podcast « Cerno », dans lequel le journaliste Julien Cernobori explore une information surprenante : le tueur en série Thierry Paulin aurait vécu dans son immeuble. L’enquête du reporter se pare très vite d’une autre dimension. Au détour de ses recherches, Julien Cernobori raconte les vies de celles et ceux qu’il croise.
Car à la confluence de l’histoire dont on déroule le fil, il y a toutes les autres. Souvent, elles font écho à la première. Je me souviendrai toujours de Ghislaine, qui a immédiatement proposé de venir me chercher en voiture là où je logeais. Quand elle a appris que je travaillais sur la tragédie qui avait secoué le village pendant son enfance, elle m’a contactée. Une heure plus tard, je me retrouvais dans la grande propriété familiale, puis chez sa mère qui m’a servi des légumes verts et du poisson pané pour le déjeuner. C’est là que j’ai fait la connaissance de son frère, qui jouerait un rôle décisif dans la narration.
Un autre jour, je cherchais un monsieur dont on m’avait simplement décrit la maison. Après avoir contemplé les deux pavillons en face de moi, quasi identiques, j’ai frappé à la mauvaise porte. Quand j’ai demandé à voir son mari, la petite femme qui m’a ouvert m’a dit que je devais faire erreur, car il était mort depuis plusieurs années. Mais cela ne l’a pas rebutée, elle m’a invitée à entrer dans son salon.
Avec ces échanges, le récit s’est modelé. Il n’a pas adopté les contours que je pensais lui donner, mais il a pris une tournure protéiforme. À l’avenir, je tâcherai de me laisser porter par les rencontres fortuites, celles dont on n’espère rien. C’est en partie grâce à elles que Les Fantômes du lac a vu le jour.