DOUBLES REGARDS
Tout au long de l’écriture des Otages, Taina Tervonen s’est interrogée sur le regard qu’elle portait sur l’histoire coloniale. Un questionnement nécessaire qui a façonné la mise en forme de son récit.
Les protagonistes de ce livre sont des bijoux et un sabre pris dans la ville de Ségou par un général de l’armée coloniale avant d’être entreposés dans les réserves d’un musée en France. Comment êtes-vous arrivée jusqu’à eux ?
Quand Emmanuel Macron a annoncé en 2017 qu’il voulait voir le patrimoine africain revenir en Afrique dans les cinq prochaines années, j’ai été surprise et curieuse du débat que cette déclaration inattendue allait déclencher. Ça n’a pas manqué. Le débat était passionné, idéologique, souvent marqué par des préjugés. Le passé colonial n’avait clairement pas été traité et encore moins digéré. J’ai eu envie de retracer le parcours de plusieurs objets, pour voir ce que cela pouvait dire sur cette histoire commune de l’Afrique et de l’Europe. J’ai choisi les objets de la prise de Ségou parce qu’ils font référence à une histoire qui m’était déjà familière par mon enfance sénégalaise : celle d’El Hadj Oumar Tall, héros de la résistance anticoloniale. Et puis, il n’y a pas que les objets qui ont voyagé. Il y a aussi le petit-fils d’El Hadj, Abdoulaye, enlevé par le général Archinard et emmené en France lui aussi. Le destin de cet enfant faisait écho aux objets, sauf que l’enfant avait une parole qu’on pouvait retrouver dans les lettres qu’il avait écrites.
Le mouvement Black Lives Matter a profondément remis en cause la présence d’une domination symbolique dans l’espace public (notamment en déboulonnant des statues). Cela a-t-il eu aussi un impact sur les musées ?
Black Lives Matter a bousculé les musées partout dans le monde occidental. En effet, les objets gardés dans les musées dits « ethnographiques » ont pour l’immense majorité été collectés à l’époque coloniale, donc dans un rapport de pouvoir et de conquête. Ils ont parfois été volés ou sont issus de pillages. Surtout, ces objets étaient montrés en Europe pour prouver la suprématie de la civilisation occidentale sur les cultures extraeuropéennes. Nos musées sont héritiers de cette histoire, il y a eu une vraie prise de conscience à ce sujet. Comment montrer ces objets aujourd’hui ? Quel récit pour les accompagner ? Ces questions sont d’actualité dans beaucoup de musées.
Malgré votre enfance passée au Sénégal, vous êtes étrangère à cette histoire. Comment vous positionnez-vous ?
« Dans quel camp es-tu ? » À plusieurs reprises, je me suis retrouvée face à cette question posée plus ou moins directement, comme si, face à l’histoire coloniale, il fallait choisir un camp, même cent ans après. Cela dit beaucoup sur la violence de cette histoire qui lie l’Afrique et l’Europe. Mon choix a été de la raconter depuis la France et depuis le Sénégal, à travers la parole de personnes qui ont toutes, d’une façon ou d’une autre, accompagné ces objets. Et puis il y a la parole de ceux qui ne sont plus là, mais qui nous parlent à travers les archives. Dans cette histoire, il n’y a pas de vérité unique. Il y a des faits et tellement de façons différentes de les mettre en récit. Chaque version de l’histoire amène de la nuance. C’est cette diversité que j’ai voulu raconter, tout en appliquant une démarche de journaliste qui croise les sources pour vérifier chaque information factuelle. Je crois que la voix qui m’a le plus marquée, c’est celle du jeune Abdoulaye, enlevé à sa famille, arraché à son pays, à sa langue, à sa culture, et qui devient français sans jamais oublier d’où il vient. Ses lettres disent tout ça, avec des mots d’adolescent, puis de jeune adulte. Sa colère face à la discrimination qu’il subit est d’une actualité terrible.