Extrait
Kapka Kassabova s’enfonce dans les régions montagneuses de la Bulgarie, au cœur de l’Europe : elle y découvre une terre sauvage peuplée de légendes et de magie.
C’est arrivé à mi-parcours. Sur les hauteurs du massif des Rhodopes, à la frontière grécobulgare, une route sinueuse gravissait la gorge et, au sommet, à l’endroit où elle s’achevait, était perché un ultime village fantôme, avec ses fenêtres dépouillées de leurs vitres et sa fontaine en pierre tarie. Plus personne n’habitait là. Au-delà de la route et du village, des forêts de chênes en guise de no man’s land. Nous pensons quitter ce monde sans jamais nous frotter au surnaturel, sauf dans les films, mais ce jour-là, dans ce patelin, je vécus quelque chose qui emplit mon coeur d’effroi.
Je ne sais toujours pas si ce qui s’est produit était « réel », mais les sentiments suscités en moi m’habitent toujours. Je m’étais rendue dans ce recoin montagneux oublié en quête de quelque chose, puis je m’étais embringuée dans cette galère. Peut-être cette galère était-elle précisément ce que je cherchais, après tout ? Quoi qu’il en soit, je me retrouvai à descendre ce canyon hérissé d’épineux, regorgeant de sangliers, bordé de falaises, vingt kilomètres vierges de toute présence humaine, le soleil implacable me martelant le crâne comme s’il me jugeait pour un crime commis il y a des lustres.
Parmi les sommets, l’un d’eux était justement baptisé le Jugement, et depuis ses hauteurs, ils furent nombreux à périr jetés dans le gouffre temporel qui sépare les premiers sacrifices humains perpétrés par les Thraces et les dernières années de la guerre froide. Mais je me hâtais dans la direction opposée, descendant vers le village – habité – le plus proche, et il était loin, comme tout ce qui avait du sens pour moi, d’ailleurs.
La sensation qu’il n’y avait là rien de personnel, que cette terreur n’était pas simplement mienne s’avéra, rétrospectivement, fondée. Je percevais les vibrations liées à des événements que recelait la montagne. Ces vibrations n’étaient pas naturelles, mais induites par la frontière, les ondes émanant d’une forêt où se trouvaient gravées les initiales de ceux qui avaient été jeunes et désespérés au xxè siècle. J’étais venue recueillir leurs histoires… mais serais-je à la hauteur de la tâche ?
Si les choses et les gens disparaissent ici, rien ne s’en va pour de bon, m’avait-on dit. C’est ce que je ressentais à cet instant, comme une présence dans mon dos. Le soleil était à son zénith, mais la montagne d’Orphée s’était drapée d’obscurité.
Parvenue à un bras du fleuve, je fis halte pour m’abreuver. L’eau glacée me brûla la gorge. Je savais que la source du Nestos-Mesta se trouvait de l’autre côté de la frontière, quelque part dans le massif le plus élevé de toute la péninsule balkanique, et que le fleuve parcourait plus de 234 kilomètres avant de se jeter dans la mer Égée. Mais à quoi servent les données factuelles quand vous êtes en détresse ?
Ce que j’avais sous les yeux n’était pas un cours d’eau normal. De l’autre côté de la frontière se dressait une grotte abyssale nantie d’une cascade tonitruante baptisée le « trou du Diable ». C’est par cette cavité qu’Orphée aurait, selon la légende, accédé à l’au-delà. Rien de ce qui s’y engouffre n’en ressort jamais, et cela vaut aussi pour les derniers spéléologues, un homme et une femme, à s’y être aventurés dans les années 1970. Même Orphée, seule créature ayant refait surface depuis ce royaume chthonien, finit écharpé par les ménades en furie, sa tête balancée dans l’Hèbre, qui s’écoule sur 480 kilomètres avant de devenir la mer Égée. Son crime ? Avoir changé de bord à la fin de sa vie et franchi deux frontières périlleuses : en rompant son allégeance à son ancien mentor Dionysos, dieu des mystères nocturnes, pour s’en remettre à Apollon, le dieu Soleil ; et en cessant d’aimer les femmes pour se tourner vers les hommes. Franchir les frontières sans y être invité s’avère risqué même pour les dieux, et à plus forte raison pour les mortels.