Extrait
Jean-Charles connaît la réputation de l’inénarrable Jean-Claude Ladrat rendu célèbre dans l’épisode de Strip-tease « La Soucoupe et le perroquet ». Il a vu le documentaire à l’époque mais, surtout, il est originaire de la même région. Avant de commencer sa grande enquête, Jean-Charles se remémore sa première rencontre avec ce personnage haut en couleur.
Je passe récupérer mes camarades à Jonzac, je suis déjà loin de l’arrière-pays rochelais, ce plat pays de marais gâts. Nous roulons au travers d’un paysage vallonné, viticole, en pleine Petite Champagne, le second cru en Cognac. C’est la crise. Le marché de l’eau-de-vie s’est cassé la gueule. Le Japon, à l’économie exsangue depuis 1990, a délaissé le cognac. La terrible gelée du 21 avril 1991 n’a rien arrangé. La région tire la langue, des viticulteurs arrachent le cépage ugni blanc destiné au cognac pour planter du merlot afin de faire du vin de consommation comme à Bordeaux. De toute façon, Ladrat n’a pas de vignes. Il ne connaît que les vaches maigres.
Nous traversons la campagne, ponctuée d’églises romanes, qui laisse encore de la place à d’autres cultures que la vigne comme des champs de tournesols le temps de l’été. Je connais ces paysages par cœur, ils me renvoient à une enfance heureuse, les cabanes dans les arbres, plus tard les histoires d’amour, Royan, la côte sauvage, les flirts clandestins dans les campings du zoo ou les blockhaus ensablés. Je pressens, au regard du petit quart d’heure de Strip-tease comme de l’émission de Mermet, que Ladrat n’a pas connu ma jouissive adolescence.
On s’approche de Germignac. On arrive dans un village sans histoire, dit-on toujours avant les drames. Il n’échappe pas à sa salle polyvalente où l’on joue au loto et célèbre les mariages. Ce jour-là, le village est mort. Pas une âme à l’horizon. Tout juste des visages qui se dérobent derrière les carreaux des fenêtres. Nous dépassons la bourgade. La maison de Ladrat est à l’écart du village. Le soleil rougeoyant disparaît derrière les coteaux de vignes pour se perdre à l’ouest, dans la mer, au-delà des îles d’Aix et d’Oléron. On finit par apercevoir la soucoupe, toute blanche dans le jardin. On se marre et on se gare. Jean-Claude Ladrat déboule et prévient qu’on se fout trop de sa gueule depuis quelques mois. Pas de quolibet. Ce n’est pas notre idée. La nuit tombe, ses chiens loups gueulent. Comme dans le docu et l’émission de Mermet, il est aimable et avenant. Inquiétant aussi. Je retrouve cette même tête boursouflée, ses yeux perçants, ses sourcils maléfiques, ceux de Nicholson surexploités dans Shining. Ça pue le fait divers. La misère dans ce lieu-dit de Germignac est palpable. Plus on s’enfonce dans la brousse, plus les chances de s’en sortir s’amenuisent. L’obscurité qui embrasse la petite maison d’où s’échappe un conduit de poêle accentue cette atmosphère rude et dérangeante. Le temps ne passe pas chez Ladrat. Sa soucoupe dépareille. Elle brille, tranche dans la nuit, Jean-Claude Ladrat l’astique. C’est son 14 juillet. Elle l’a rendu célèbre, il lui doit beaucoup.
On lui offre du pineau. Merci, mais je ne bois pas. Il prend la bouteille, pénètre dans la maison pour poser le flacon et ressort. On s’avance, il nous guide. On est venu pour la soucoupe, il le sait. On s’approche de l’engin, c’est la même qu’à la télé. Pas plus belle, pas plus grande. Nous sommes interloqués, on le serait pour moins. Ladrat explique sa conception, son projet, la nuit criblée d’étoiles y fait pour beaucoup. Dans la soucoupe, ça sent un peu les pieds, mais sans être insupportable, du genre dojo. Il y a le lit, les manettes, les réacteurs, les légumes frais au cas où elle décolle soudainement et la carabine pour les extraterrestres. On se met aux commandes, on rigole un peu. Jean-Claude sourit avec nous, il a de l’humour.
Il nous convie dans sa maison. Sur le trajet, les chiens viennent un par un coller leur truffe sur mon entrejambe. À l’intérieur, c’est plus dur. Il y en a partout. C’est un bordel monstre. Nous n’avons pas le temps de demander où est Suzanne. Il anticipe car, inévitablement, elle est aussi l’objet des visites. Sa mère est à l’hôpital, elle est mourante. Il me montre un portrait qu’elle a dessiné, c’est Georges Adancky, l’extraterrestre qui serait le père de Jean-Claude, venu tout droit de l’Atlantide, la cité engloutie.
Un ami caresse les chiens, il approche sa main de son nez et me dit que ça sent la merde. L’odeur dans la maison est incommodante. Alors que je m’apprête à sortir en tapotant sur mon paquet de Philip Morris marron, il m’autorise à fumer à l’intérieur. Avec nos polos Fred Perry, on pose pour la photo en encadrant Ladrat. Clic-clac Kodak ! Il n’y plus de place sur l’adhésif tue-mouche qui pend au-dessus de la table. Le poster de MacGyver arrête mon regard au-dessus du buffet. Jean-Claude fait encore son speech, il est bien rôdé. D’abord la première soucoupe aux débuts des années 1980 avec laquelle il est allé se perdre dans l’Atlantique et désormais ce deuxième appareil qui est posté dans le jardin. Il croit dur comme fer à un départ imminent. Les visites de nombreux curieux le persuadent un peu plus chaque jour de prendre ses rêves pour des réalités. En cette fin des années 1990, il est au climax de sa gloire médiatique.
Il finit par sortir le perroquet. Il a une goule incroyable, il est sympathique, touchant. J’aime bien les excentriques, les gars dérangés, les dingues et les paumés. J’ai grandi à proximité d’un hôpital psychiatrique.
Au bout d’une petite heure, on le remercie avant de prendre congé. On a vu la soucoupe et Ladrat. Je me souviens de son regard électrique, de la pancarte Germignac barrée de rouge. On reprend les routes de campagne à la fois amusés et émus jusqu’au bar-tabac Le Jonzacais où OTH, un groupe de punk français, gueule dans le juke-box. On partage nos ressentis en buvant des coups. Une soucoupe, ça s’arrose. Même le zinc connaît l’histoire du perroquet. Tard, un gus surnommé Didier l’Étêteur — si mes souvenirs sont bons — nous propose de prendre notre appareil jetable pour développer lui-même les photos. Il s’y connaît, il casse l’appareil et déroule la pellicule devant nous. Tout est bien qui finit mal, nous n’aurons jamais ces clichés. Très tard, je sors du bar, l’éternel adolescent que je suis marche de travers et imagine Ladrat, sous cette nuit rayée d’étoiles filantes, tourner autour de sa soucoupe. Je suis tristement convaincu que Jupiler est la plus grosse planète du système solaire, mes yeux brillent quand je pense à cette histoire à dormir debout. Je ne sais pas encore que je ne reverrai plus jamais cette soucoupe et je m’imagine encore moins enquêter un jour sur ce type.