EXTRAIT : AU RYTHME DE LA CUMBIA
Cristian Alarcón revient sur les débuts de son enquête. Il s’interroge sur son métier de journaliste et sur la vérité à raconter : doit-il s’en tenir aux faits, ou bien s’attarder quelques instants – qui se transformeront en plusieurs mois – sur le lieu d’un crime jusqu’à se balancer au rythme du quartier ?
Je suis arrivé dans ce quartier pauvre de la banlieue nord de Buenos Aires, à quelques rues de la gare de San Fernando, sans rien savoir de lui, si ce n’est qu’un crime y avait été commis et qu’une nouvelle idole païenne y était née. Víctor Manuel Frente Vital, le « Front », 17 ans, un petit voyou, avait été abattu à bout portant par un brigadier de la police de Buenos Aires alors qu’il criait, de sous la table d’une baraque où il avait trouvé refuge, de ne pas tirer, qu’il se rendait. Il était devenu pour les survivants de sa génération un saint d’un type particulier : on lui attribuait le pouvoir de détourner la trajectoire des balles et de sauver les petites frappes de la mitraille.
Entre ses 13 et 17 ans, Frente avait accumulé les casses et acquis une réputation dans le quartier grâce à son jeune âge, à sa générosité au moment de partager le butin obtenu avec son calibre .32 au poing, à son respect du code de l’honneur enterré depuis par les trahisons, et aussi parce qu’il agissait toujours de front. La vie de Víctor Vital, sa mort, ainsi que le quotidien des survivants de cette banlieue pauvre de troisième couronne – les quartiers San Francisco, 25 de Mayo et La Esperanza – sont une incursion dans un territoire de prime abord hostile, méfiant comme un enfant battu qu’un inconnu approche. Le nom de Frente est le sésame qui m’a permis d’accéder aux passages étroits et au dédale d’allées intérieures, aux secrets et aux vérités cachées, au cœur battant de cet endroit qui se balançait et remuait au rythme de la cumbia, qui de loin ressemblait à un quartier et de près n’était qu’un enchevêtrement de ruelles sombres.
Peut-être aurait-il mieux valu m’intéresser à d’autres histoires : révéler l’identité d’un assassin, les circonstances d’une fusillade, annoncer un message de la mafia, mettre au jour le réseau d’un ripou, écrire sur un crime passionnel commis avec un poignard bien effilé. Chacune de ces histoires m’aurait permis de porter des accusations, de suivre les rouages judiciaires pour établir ce que les avocats appellent l’« auteur du délit », et les journalistes l’« épreuve des faits ».
Mais un jour, j’ai essayé de suivre maladroitement le rythme chaloupé des voyous de San Fernando, je me suis assis pendant des heures au même coin de rue qu’eux et j’ai observé comment ils jouaient au foot et avaient tabassé leur arrière centre parce qu’il était trop mauvais. Je me suis immergé dans une nouvelle langue et une nouvelle notion du temps, dans une autre manière de survivre et de vivre jusqu’à l’heure de sa mort. J’ai appris à connaître ce quartier jusqu’à en ressentir sa souffrance.